Les racines originelles. Par ses visées spirituelles et son attachement au christianisme, le martinisme se rattache normalement au grand courant traditionnel qui traverse l'Occident depuis le mouvement gnostique des premiers siècles de notre ère, sachant que la gnose chrétienne fut, en son temps, une tentative de synthèse entre les dogmes enseignés par l'Ancien Testament, les leçons des évangiles néo-testamentaires et, plus particulièrement, celui de Jean, et les réflexions platoniciennes qui, du fait de la conquête et des brassages de population, avaient essaimé dans tout le bassin méditerranéen. D'ailleurs, on appelle souvent les gnostiques rassemblés principalement dans les écoles d'Alexandrie, les néo-platoniciens. Ces gnostiques sont donc les pionniers d'un christianisme éclairé ; leur projet d'instaurer une religion universelle fondée sur la connaissance et la réflexion fut combattu par les conciles et la plupart d'entre eux furent considérés comme hérétiques. À partir de l'empereur Constantin et du premier Concile de Nicée (en 325), la doctrine officielle fut celle de l'église exotérique (celle de Pierre et de Paul) et les disciples d'une église ésotérique (celle de Jean et de Jacques) durent se réfugier dans une sorte de clandestinité aux fins d'échapper aux persécutions qui se prolongeront pendant tout le Moyen Âge et dont l'histoire est bien connue. Les avatars de cette gnose chrétienne portent les noms successifs d'hermétisme, d'alchimie (spirituelle) et, en guise de synthèse, de rosicrucianisme dont nous verrons plus loin l'influence sur les mouvements initiatiques qui lui sont ultérieurs. En résumé, les sources originelles du martinisme se retrouvent dans la gnose judéo-chrétienne et platonicienne, dans l'hermétisme et dans le rosicrucianisme. Les trois piliers du martinisme. Le martinisme s'articule autour de trois personnalités. Le martinisme en gestation se rattache à Jacob Boehme, le martinisme en réalisation se relie à Louis-Claude de Saint-Martin, le martinisme en action se décline à partir de Papus. Bien qu'ils vécussent à des époques bien différentes et dans des contextes tout à fait dissemblables, ces trois personnages demeurent à jamais unis dans l'histoire du martinisme et dans le respect que nous devons aux Maîtres Passés dont ils constituent les charnières et les plaques tournantes. Nous allons les présenter rapidement. Jacob Boehme, le fondateur méconnu du martinisme. Né à Görlitz, en Haute-Silésie, en 1575,[1] Jacob Boehme vécut modestement d'une échoppe de savetier qu'il avait héritée de son père. Cela ne l'empêcha pas de devenir un mystique illuminé (c'est-à-dire qui a reçu la lumière) et de produire quelques ouvrages qui exposent sa pensée profondément initiatique. « De signatura rerum », son ouvre la plus connue, renferme une pensée philosophique originale. Il est vraisemblable qu'il a pu rencontrer les rosicruciens du cercle de Tübingen qui, dans les années 1604 à 1630, se réunissaient autour d'un pasteur luthérien du nom de Valentin Andrae et qui, souffrant de cette guerre de religion larvée qui trouvera son temps fort avec la Guerre de Trente Ans (1618-1648), tentaient de rassembler les deux confessions antagonistes. Il faut savoir que, quand on parle des rosicruciens du XVIIe siècle, on n'évoque en aucun cas une société ou un ordre structuré. Les ordres rosicruciens se fonderont plus tard sous divers noms et diverses formes, telle la Royal Society of England, et quelques autres que nous n'avons pas à évoquer ici car cela n'entre point dans notre présent sujet. Jacob Boehme ne fonda pas d'ordre philosophique structuré ; de nombreux disciples, particulièrement en Allemagne et, surtout, en Angleterre, absorbèrent sa pensée initiatique et la répandirent à travers leurs propres écrits et travaux. Les Anglais Robert Fludd et Francis Bacon, peuvent être considérés au nombre de ceux-là. En France, la pensée boehmienne ne pénétrera qu'à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle avec la rencontre d'un des disciples du maître, Rodolphe Salzmann, et de Louis-Claude de Saint-Martin comme nous allons le voir à présent. Retenons pour l'heure que, s'il est avéré que Jacob Boehme ne créa pas de filiation initiatique, c'est dans son ouvre que le martinisme se trouve en gestation et que, par cette voie, il se rattache nécessairement au grand courant rosicrucien du début du XVIIe siècle, véritable plaque tournante de la tradition occidentale chrétienne. Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu. Louis-Claude de Saint-Martin est né à Amboise (Indre-et-Loire) en 1743. Après des études de droit, il obtint un brevet d'officier au Régiment de Foix. En garnison à Bordeaux, sa route croisa celle de Martinez de Pasqually et, à partir de ce moment-là, son destin fut scellé. Martinez de Pasqually, aux origines assez incertaines, détenait un certain nombre de connaissances orales proches de la Kabbale et cela le conduisit à créer un système de hauts-grades maçonniques [2]. C'est ainsi qu'apparut « l'Ordre des Chevaliers Élus-Cohen de l'Univers », sorte de maçonnerie théurgique déclinée en plusieurs classes et grades dans laquelle n'étaient admis que des maçons ayant préalablement acquis les trois premiers grades, dits grades bleus. Plus tard, cet Ordre des Elus-Cohen se séparera de la franc-maçonnerie et formera une association indépendante. Saint-Martin fut séduit par les idées de Martinez de Pasqually. Il en devint rapidement un disciple et, quelques années plus tard, il sera le secrétaire du maître. Martinez n'a laissé qu'une ouvre pour transmettre sa vision mystique de la vie visible et invisible, mais cette ouvre peut être considérée comme fondamentale dans l'étude du martinisme. En effet, le « Traité sur la Réintégration des Êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine » aborde le thème éternel de la chute et ouvre la voie à son « contre-poison » qu'est justement la réintégration. L'homme terrien, c'est-à-dire vous et moi, est tombé dans le monde infernal, une espèce de torrent ; il est « l'homme du torrent ». Par l'exercice assidu et bien dirigé des pratiques théurgiques et par celui de la prière, cet homme déchu peut renouer avec sa providence et retrouver l'état primordial qui fut le sien avant la chute. Martinez de Pasqually mourut en 1774, dans l'île de Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti) où il avait débarqué deux ans plus tôt aux fins d'y percevoir (selon ses propres termes) un héritage. Alors, Louis-Claude de Saint-Martin semble s'être détaché de la voie martinézienne pour se diriger vers une vue plus philosophique et mystique de la tradition. Et c'est ainsi qu'ayant traversé la France en diagonale (en ce temps-là, les gentilshommes voyageaient beaucoup), il se retrouva à Strasbourg où il rencontra celui déjà évoqué quelques lignes plus haut et qui se disait être un disciple de Jacob Boehme : Rodolphe Salzmann. Saint-Martin découvrit, grâce à cette rencontre, l'ouvre et la pensée du théosophe, disparu environ cent cinquante plus tôt. Il se mit en devoir de traduire en français ces ouvres, ce qui n'avait encore jamais été fait. À partir de ces éléments grâce à la richesse des rencontres qu'il eut le bonheur de faire, Louis-Claude de Saint-Martin se retrouva donc au carrefour de plusieurs courants traditionnels dont il tira, à son tour, un ouvre complet. Au sommet de cet ouvre émerge le « Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers ». On ne saurait prétendre que la lecture de cet ouvrage, comme celle du « Traité. » de Martinez de Pasqually sont d'une lecture facile. L'étudiant doit se livrer à un effort particulier pour pénétrer dans cette littérature à l'abord ingrat, dans ce style ampoulé et parfois précieux du XVIIIe siècle. Mais l'effort ne demeure pas sans récompense. Comme était apparue avec Martinez de Pasqually la notion de « l'Homme du torrent », celle, opposée, complémentaire et réparatrice de « l'Homme de Désir » surgit avec Louis-Claude de Saint-Martin. Ces deux notions, ne craignons pas de le répéter, constituent les deux supports de la doctrine martiniste. Pas davantage que Jacob Boehme, Saint-Martin ne fonda d'ordre initiatique structuré ; ce sont ses élèves qui, tout au long du XIXe siècle (Saint-Martin est disparu en 1803) ont transmis librement et en-dehors de toute organisation formelle la pensée saint-martinienne jusqu'à ce que le célèbre Papus la recueillit pour la faire connaître au plus grand nombre et en assurer la pérennité. Papus, le propagateur du martinisme. Une chaîne informelle (dont les principaux maillons sont connus, malgré quelques liaisons absentes) semble avoir acheminé la philosophie saint-martinienne jusqu'à Papus à partir de 1891. Papus (docteur Gérard Encausse) était né en 1865 à La Corogne (en Espagne) mais ses parents s'étant très vite après sa naissance installés à Paris, on peut dire que notre héros fut un Parisien qui, jeune homme et étudiant en médecine, fréquenta de la capitale tous les lieux fréquentables et même. les autres. Curieux de tout, doté d'un appétit jamais apaisé pour toutes les connaissances humaines, doué d'une intelligence synthétique, d'une mémoire et d'une facilité de parole peu communes, Papus devint vite le pivot et l'âme de la renaissance traditionnelle qui vit le jour à la charnière des XIXe et XXe siècles. Ses qualités lui valurent l'honneur de devenir le dépositaire de la pensée saint-martinienne et, à travers elle, de celle de Jacob Boehme et du rosicrucianisme primitif. Cette filiation de Philosophe Inconnu lui fut transmise par Henri Delaage ; une autre voie issue de Saint-Martin avait simultanément abouti à Augustin Chaboseau. Les deux récipiendaires se rencontrèrent, échangèrent leurs initiations, et Papus, toujours entreprenant, mit sur pied un « Suprême Conseil » qui réunit, outre ces deux protagonistes : Stanislas de Guaita, Charles Détré, Péladan, Maurice Barrès, et quelques autres. Ainsi, le premier Ordre Martiniste était né. Papus se mit sans tarder en devoir d'écrire des rituels pour les cérémonies et les réceptions de nouveaux membres. Il faut reconnaître, en toute honnêteté, que ces rituels comme l'organisation hiérarchique des grades furent quelque peu décalqués des usages maçonniques. Papus ne cessait de reprocher aux frères maçons de son époque leur détachement vis-à-vis de la tradition initiatique qui devait être la leur et, sans doute, son esprit effleurait-il l'idée de créer une espèce de maçonnerie traditionnelle, chrétienne et gnostique. Bien sûr, il n'y eut jamais de relation administrative entre la franc-maçonnerie et le martinisme, hormis le fait que certaines loges maçonniques (particulièrement celles du Régime Écossais Rectifié se réclament de l'esprit martiniste et cultivent dans leurs travaux cette tradition. Papus était prosélyte dans l'âme. Aussi, ne doit-on pas s'étonner d'apprendre, de-ci, de-là, que quelques personnages en vue du Paris des années 1900 à 1913 ont pu être martinistes bien que ne figurant sur aucun rôle ni sur aucune matricule de l'Ordre. Papus sortait beaucoup, donnait de multiples conférences et ses ouvrages étaient connus et prisés. Quand on connaît beaucoup de monde, on a forcément des amis et, quand on a une foi inébranlable dans le bien-fondé de l'ouvre qu'on accomplit et que l'on jouit d'une aura exceptionnelle, on fait inévitablement des adeptes. On connaît également quelle fut son action dans la Russie du dernier tsar auquel il rendit visite deux fois et qui le tenait en grande estime. 1914, l'Europe tremble et il n'est plus guère de temps pour les conférences philosophiques. Papus est mobilisé en qualité de médecin. Deux ans plus tard, le 25 octobre 1913, il meurt des suites d'une pneumonie contractée à la guerre. Charles Détré (alias Téder) lui succède à la tête de l'Ordre Martiniste mais deux années plus tard le voilà qui disparaît à son tour. L'Ordre est dispersé : sous la houlette de Jean Bricaud, patriarche de l'Église Gnostique Universelle, une partie émigre vers Lyon (la capitale des Gaules lourdement chargée en ésotérisme et en magie). En 1934, c'est Constant Chevillon qui lui succède à son tour. Indépendamment de cette succession, d'autres ordres martinistes se sont créés : l'Ordre martiniste et synarchique (OMS) de Victor Blanchard dont le siège actuel se trouve en Angleterre, l'Ordre martiniste traditionnel (OMT) souché sur l'Amorc, l'Ordre martiniste initiatique (OMI) fondé par Robert Ambelain dans les années 70 et souché sur la maçonnerie de Memphis-Misraïm. En 1953, le docteur Philippe Encausse (fils de Papus [3]) réveille la revue « l'Initiation » fondée en 1888 par Papus et, l'année suivante, il fonde une loge maçonnique (du nom de Papus) à la Grande Loge de France, loge destinée à recevoir des martinistes. En 1960, il reçoit d'Henry Dupont une charte l'instituant Grand Maître de l'Ordre Martiniste. Il dirigera l'Ordre avec une ferveur et une disponibilité uniques. En 1979, se trouvant fatigué et étant devenu presque aveugle, il remettra ses prérogatives à un successeur. Une scission s'ensuivra qui donnera le jour à l'Ordre martiniste libre (OML) lequel subira à son tour une scission qui donnera naissance à l'Ordre martiniste des Supérieurs Inconnus (OMSI). Le martinisme éternel. Entre les haies que forment ces nombreux ordres [4], le martinisme passe, éternel. Sa vocation est de rassembler des « hommes de désir », c'est-à-dire des hommes de bonne volonté avec un plus spirituel. En cela, il n'a point varié depuis Jacob Boehme, les rosicruciens et les Philosophes Inconnus, Martinez de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin, Papus et ses successeurs. S'il faut aux humains des structures, des statuts, des cadres., la véritable spiritualité n'en a nul besoin. Le martinisme est très proche d'une certaine tradition maçonnique depuis que, dans les années 1778 à 1782, un maçon lyonnais, Jean-Baptiste Willermoz, disciple de Martinez de Pasqually et ami de Saint-Martin, a créé un régime maçonnique en rupture complète avec les mours et usages de la maçonnerie de son époque tout empreinte d'esprit aristocratique et qui s'apparentait plus à un club mondain qu'à une société initiatique. Ce régime maçonnique, le Régime Écossais Rectifié (RER), distille en plusieurs grades échelonnés un enseignement voisin de celui du martinisme et, dans ces rituels comme dans ces instructions, on retrouve des pans entiers de la pensée martiniste. En dépit de moultes turbulences, cette maçonnerie existe toujours en France, en Suisse, en Italie, principalement. En France, certaines des loges de ce Régime sont composées pour l'essentiel de martinistes instruits. « Chevalerie chrétienne », disait Papus en présentant le martinisme. Mais aussi « serviteurs de la connaissance véritable », pourrait-on dire des martinistes. « Utopistes d'un monde d'amour et de paix », voilà qui ferait une belle devise pour tous ceux qui veulent travailler à la venue d'une société plus juste et plus fraternelle. Car le rôle du martiniste est aussi un rôle citoyen ; il ne sera jamais un ermite mais il vivra au milieu du torrent avec tous les autres hommes, ses frères, pour leur insuffler, par son comportement, son amitié, sa compassion, le « Vrai Désir ».
Yves-Fred Boisset, Rédacteur en chef de la revue « l'Initiation »,
13, rue la Pérouse, 62290 Noeux-Les-Mines, FRANCE
Easiest Website Builder